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Dossier – La contribution de Michel Lizée à l’amélioration des retraites au Québec

Économiste de formation, Michel Lizée a contribué de plusieurs manières à l’amélioration des retraites au Québec. Pour nous introduire à son travail, nous avons laissé sa conjointe et complice, Ruth Rose, nous présenter les principaux moments de son parcours personnel, académique et professionnel exceptionnel. Soucieux de mettre en œuvre son expertise au service de l’intérêt général, il a aussi contribué à mettre en place le Service aux collectivités de l’UQAM, ainsi qu’un régime de retraite destiné aux groupes communautaires et de femmes du Québec. La présidente en exercice du comité de retraite de ce régime présente ici un témoignage de l’engagement de Lizée dans le succès de l’institution. Enfin, nous reproduisons ici un texte, publié en 2014, qui présente les grandes lignes de la lecture d’économie politique qu’il proposait. Le dossier est l’hommage que souhaite rendre l’équipe de l’Observatoire de la retraite à ce collaborateur qui était aussi généreux que rigoureux.

Biographie de Michel Lizée, alias « Monsieur Retraite »

Ruth Rose, Professeure retraitée associée, UQAM

Après un BA en mathématiques du Collège Sainte-Marie chez les Jésuites, Michel a obtenu un Baccalauréat en sciences économiques, en 1971, de l’Université du Québec à Montréal.

Déjà engagé politiquement dans le Front d’Action Populaire (FRAP), un parti municipal de gauche, Michel a passé six mois dans le Chili de Salvador Allende, vivant avec une famille ouvrière et travaillant à Cootralaco, une usine coopérative. Ce voyage a confirmé son engagement envers l’équité et la justice pour les travailleuses et les travailleurs. De retour au Québec, Michel a été embauché par l’UQAM pour explorer les possibilités de collaboration entre l’université, la FTQ et la CSN dans des projets de formation et de recherche. Par la suite, l’UQAM a adopté une politique et une infrastructure pour les Services aux collectivités et a signé des protocoles d’entente avec la FTQ et la CSN (la CSQ plus tard) ainsi qu’avec Relais-femmes. En même temps, le ministère de l’Éducation a mis sur pied le Fonds de services aux collectivités. Cette idée de mettre des ressources universitaires au service de groupes qui n’ont pas autrement accès est un des grands legs de Michel et a inspiré des collaborations similaires partout au Canada.

Au cours de ses années au Service aux collectivités, Michel a coordonné une grande variété de projets dans des disciplines diverses. Progressivement, il a développé des formations sur les régimes de retraite, surtout pour des personnes syndiquées qui participent à la négociation ou la gestion de leur régime de pensions.

Parallèlement, Michel était actif dans le Syndicat des employés de l’UQAM (SEUQAM), affilié au SCFP-FTQ, occupant le poste de président entre 1983 et 1988. Il participait assidument à plusieurs instances syndicales, particulièrement au Conseil régional de Montréal Métropolitain. Dès 1979, il est devenu représentant des personnes salariées de l’UQAM auprès du Régime de retraite de l’Université du Québec (RRUQ). Entre 1993 et 2005, il était président du Comité de placements, ce qui lui a permis de développer une expertise approfondie en matière de gestion des placements d’un régime de retraite.

En 1987, Michel a obtenu une maîtrise en économie politique de l’Université Carleton à Ottawa. Sa thèse de maîtrise, Canada’s "Great Pension Debate": the Blossoming of a Dualist Pension System, articulait sa compréhension des failles des politiques de retraite au Canada. Sa forte capacité à débusquer des enjeux à long terme a alimenté sa vision d’un système de retraite compréhensif et équitable, notamment en tant que membre de comités d’experts pour la Régie des rentes, dans des instances syndicales et dans de nombreux mémoires et interventions politiques.

Michel était souvent invité à la télévision ou dans des colloques pour commenter des actualités liées aux régimes de retraite. Il a été invité à plusieurs reprises à donner des formations ou des conférences à l’étranger, notamment en 2009 par le Bureau international du travail (BIT) à l’intention de syndicalistes africains.

À compter de 2004, Michel a offert un soutien technique à une coalition coordonnée par Relais-femmes et le Centre de formation populaire. Celle-ci a abouti en 2008 à la mise sur pied du Régime de retraite à financement salarial des groupes communautaires et de femmes. Aujourd’hui, ce régime interentreprises regroupe plus de 800 organismes sans but lucratif et compte quelques 9 000 membres.


Merci Michel

Lise Gervais, Présidente du Comité de retraite du RRFS-GCF

L’aventure a commencé au sortir d’une assemblée où la question des conditions de travail dans les groupes communautaires était soulevée. Michel me dit : « vous devriez vous occuper de la retraite des personnes salariées du communautaire, car si rien n’est fait c’est la pauvreté qui les attend. Après avoir passé une vie à travailler à l’amélioration de la qualité de vie des autres, elles vont se retrouver, à 65 ans, à vivre sous le seuil de pauvreté ». S’en suit une vive discussion sur la faisabilité d’une telle entreprise. De mon point de vue, il est évident alors que c’est de l’énergie perdue : les régimes de retraite, c’est bon pour les grandes entreprises, les secteurs public et parapublic. Les personnes salariées du communautaire luttent pour maintenir leurs emplois à salaires modestes ; elles sont bien loin de se préoccuper de leur retraite. Il n’en demeure pas moins que l’absence d’avantages sociaux, notamment pour la retraite, entraîne deux conséquences : les personnes salariées n’ont pas de sécurité du revenu et se dirigent vers une retraite pauvre et les employeurs ne disposent pas d’un outil d’attraction et de rétention de la main-d’œuvre. Conséquence, des personnes compétentes et motivées chercheront à passer dans le secteur parapublic pour acquérir un minimum de sécurité, même si le travail y est perçu comme moins motivant.

Une opportunité apparaît avec la Politique gouvernementale sur l’action communautaire d’« accompagner le milieu communautaire dans des démarches visant à s'enquérir de l'intérêt des organismes pour des régimes d'assurances collectives ou pour un régime de retraite » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 35). Relais-Femmes et le Centre de formation populaire (CFP) en profitent pour lancer un chantier de réflexion. Le Service aux collectivités de l’UQAM (SAC-UQAM) accepte alors de dégager du temps de Michel Lizée pour nous accompagner. Le groupe de réflexion, composé d’une quinzaine de personnes issues du secteur, a pu compter sur la grande expertise de Michel sur les régimes de retraite, mais aussi sur ses compétences de formateur. Avec habileté, patience, rigueur et engagement, Michel nous a fait concevoir un régime adapté à notre secteur. Il nous a amenés, une question à la fois, à définirun régime de pension soutenable, basé sur notre réalité.

Après plusieurs mois de travail, nos réflexions nous amènent à choisir le régime à financement salarial comme étant le régime le mieux adapté à notre secteur. Mais la contribution de Michel ne s’arrête pas là ! Son engagement se maintient jusqu’à la concrétisation de ce grand projet et le travail est imposant : transposer en texte du régime nos idées, faire des représentations politiques afin de nous assurer que le cadre législatif et administratif ne soit pas un obstacle, rencontrer des groupes pour leur présenter notre projet de régime de retraite, aller chercher des intentions d’adhésion, faire faire une étude stochastique pour s’assurer de la solidité de notre proposition, trouver nos actuaires et nos gestionnaires, et j’en passe. Après quatre années de travail, le Régime de retraite des groupes communautaires et de femmes (RRFS-GCF) voyait officiellement le jour le 1er octobre 2008.

Depuis toutes ces années, Michel a formé, directement ou indirectement, des milliers de personnes aux enjeux de la retraite, car pour lui (et pour nous), il était primordial que tous comprennent le système canadien et québécois de financement des retraites et surtout l’insuffisance des régimes publics pour assurer une retraite hors de la pauvreté.

Michel aurait pu se retirer avec le sentiment du devoir accompli et profiter de sa retraite de l’UQAM. Son choix a été tout autre. Il a maintenu son engagement à titre de membre indépendant du comité de retraite et multiplié ses efforts afin d’améliorer les conditions de vie à la retraite du plus grand nombre. C’est dans cette perspective qu’il s’est engagé activement dans la lutte pour l’amélioration des régimes publics de retraite. C’est en toute cohérence avec les valeurs de notre secteur que notre régime a rejoint Michel dans cette lutte. Son engagement dans l’amélioration des conditions de vie à la retraite n’a jamais failli. En novembre dernier, diminué par la maladie, il tentait encore de faire comprendre aux législateurs l’importance pour la sécurité financière des retraités.es orphelins, que notre régime puisse les garder plutôt que nous en départir. La protection des droits des retraités.es orphelins aura été sa dernière bataille.

Le 8 janvier dernier, j’ai reçu la lettre de démission de Michel, à titre de membre indépendant du comité de retraite du RRFS-GCF. Quelques semaines avant sa mort. Même si nous le savions malade depuis longtemps, son départ a été un choc. Quelques heures avant d’apprendre son décès, le comité de retraite décidait de créer, pour lui, un poste de conseiller spécial afin qu’il puisse, si sa santé le permettait, nous revenir en toute légitimité.

Michel a été aussi exceptionnel à un autre titre, il a préparé son départ. Il était conscient du rôle cardinal qu’il jouait au sein de notre régime et de sa santé fragile. Il a lui-même parlé de l’importance de prévoir son départ. Il a répertorié ses tâches et fonctions au sein du régime, ce qui nous a permis d’identifier qui pourrait les assumer et les coûts associés à son remplacement. Ce travail s’est fait facilement grâce à l’ouverture et à l’honnêteté de Michel. Nous avons pu avoir de la peine sans être paniqués pour la suite. Il a été remarquable dans son travail et son engagement et ce, jusque dans sa façon de partir.

Nous avons eu la chance et le grand privilège de travailler avec Michel Lizée, maintenant c’est nous qui sommes orphelins, mais nous sommes riches de son legs.

Au nom des membres du comité de retraite, de l’équipe du secrétariat et aussi des personnes retraitées et futures retraitées de notre régime, merci Michel.


Le système de retraite canadien et québécois : un système dualiste, fruit de la confrontation depuis cent ans entre le mouvement syndical et le secteur financier canadien[1]

Michel Lizée, Économiste retraité, Service aux collectivités - UQAM

« La démarchandisation… comme l’affirme Polanyi, est nécessaire pour la survie du système. C’est aussi une condition nécessaire pour un niveau acceptable de bien-être individuel et de sécurité. »[2]

Introduction

Le système de retraite canadien et québécois a été l’objet depuis ses balbutiements en 1908 d’une tension politique constante opposant le mouvement syndical luttant pour une sécurité du revenu à la retraite et un secteur financier puissant désireux d’éviter toute incursion de l’État dans sa chasse gardée que représente le marché de la retraite. C’est cette tension qui explique le caractère dualiste du système de retraite canadien et québécois et en particulier le caractère minimal des prestations versées par les régimes publics. Nous présenterons d’abord les principales caractéristiques du système de retraite canadien et québécois, pour ensuite comprendre historiquement comment nous en sommes arrivés là.

1. Des régimes publics avec des prestations minimales

Les régimes publics canadiens n’assurent pas un taux de remplacement permettant de maintenir le niveau de vie à la retraite, lequel se situe autour de 70 % à 75 % du salaire gagné avant la retraite. Le premier étage du système de retraite canadien est constitué par la Pension de sécurité de vieillesse, une prestation versée par le gouvernement fédéral aux résidents canadiens de 65 ans et plus (67 ans à compter de 2029).

Le deuxième étage, le Régime de rentes du Québec et son frère jumeau le Régime de pensions du Canada, remplace 25 % du revenu gagné jusqu’à concurrence de 52 500 $ par année. Ce régime offre également une rente d’invalidité et une rente de conjoint survivant. Au 31 décembre 2012, la rente annuelle moyenne s’élevait à 5 588 $, avec un écart important de 58 % entre les hommes et les femmes : 4 475 $ pour les femmes et 6 780 $ pour les hommes[3].

Le troisième étage est réservé à environ 40 % des travailleuses et des travailleurs qui participent à un régime complémentaire de retraite mis sur pied par leur employeur. Ces régimes ont généralement été introduits dans le cadre de négociations collectives et sont donc le fruit de l’action syndicale. Ils bénéficient d’une aide fiscale publique très importante : les cotisations patronales et salariales sont déductibles d’impôt, les revenus de placement qui s’accumulent ne sont pas imposés non plus ; toutefois les revenus lors de la retraite sont taxés.

Le quatrième étage est constitué par les Régimes enregistrés d’épargne-retraite (REER) et autres régimes d’épargne individuelle avec tous leurs acronymes (CRI, FERR, FRV et RVER). Ces régimes bénéficient également d’une aide fiscale publique importante, à l’instar des régimes complémentaires de retraite. Ce sont les contribuables à revenu élevé qui en profitent le plus.

En outre, il y a l’ensemble des autres actifs et revenus personnels, y compris par exemple la résidence principale, des titres financiers ou même un chalet à la campagne.

Enfin, il y a le sous-sol, le Supplément de revenu garanti. Il s’agit d’un programme d’assistance mis sur pied par le gouvernement fédéral pour les personnes âgées à faible revenu. La prestation maximale pour une personne seule s’élève à 8 974 $ mais diminue rapidement de 75 ¢, puis de 50 ¢ pour chaque 1 $ de revenu autre que la PSV.

Le tableau qui suit permet de visualiser le taux de remplacement du revenu à la retraite assuré par les régimes publics selon le niveau de salaire qu’on a gagné pendant sa vie active.

Par exemple, une travailleuse ou un travailleur qui a gagné le salaire industriel moyen pendant toute sa vie active, soit 52 500 $ en 2014, ne gagnera à la retraite que 40 % de son salaire avant la retraite, ce qui place le Canada en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE en ce qui a trait au taux de remplacement du revenu à la retraite pour la travailleuse ou le travailleur à salaire moyen. Et, dans tous les cas, les régimes publics ne versent même pas assez de revenus pour se hisser au-dessus du seuil de pauvreté !

Les études actuarielles confirment que les régimes publics sont viables à long terme et en bonne santé financière, autant les programmes fédéraux PSV/SRG[4] que le RRQ[5].

2. Le Canada, un système de retraite de type libéral

Dans un « régime de bien-être libéral » tel que défini par Esping-Andersen, les régimes publics sont définis sur une base minimaliste, résiduelle pourrions-nous dire, tandis que le système est conçu pour encourager le recours au marché, sur une base volontaire ou dans le cadre de la négociation collective, pour assurer l’objectif du maintien du niveau de vie à la retraite. Nous sommes alors face non seulement à un dualisme entre l’État et le marché, mais aussi à un dualisme des formes de transfert de l’État-providence : transferts directs pour celles et ceux qui dépendent des régimes publics, dépense fiscale considérable pour celles et ceux qui, en plus, peuvent compter sur les revenus de régimes privés. Cette dualité ainsi créée sur le marché du travail correspond de façon générale aux typologies des théories du marché dualiste ou segmenté. Esping-Andersen avait ainsi souligné en 1990 les implications politiques de ce système dualiste de bien-être : « L’effet politique indéniable est l’érosion du support de la classe moyenne pour ce qui est de moins en moins un système public universaliste de transfert. »[6]

Un texte rédigé à la même époque par deux chercheurs sur le système de retraite canadien arrivait à des constatations assez semblables :

« Le résultat d’un tel système est un exemple classique du problème intérieur-extérieur. Ceux de l’« intérieur », qui profitent à la fois des régimes publics et semi-privés, peuvent s’attendre à prendre leur retraite avec un niveau de revenu suffisant pour maintenir leur niveau de vie à la retraite. Les employés confinés à l’« extérieur » et ceux hors du marché du travail, sans accès aux régimes semi-privés, ne peuvent pas s’attendre à une sécurité du revenu à la retraite, mais on ne leur permettra pas de périr. En effet, les prestations du SRG préviennent ce risque puisque le niveau des prestations est établi près de, ou tout juste au-dessous, des seuils de pauvreté quasi officiels du Canada. »[7]

Ces auteurs concluaient qu’il devient alors difficile de changer ces situations puisque celles et ceux de l’intérieur ont peu d’intérêt à revendiquer des réformes et celles et ceux confinés à l’extérieur ont en général peu de ressources organisationnelles, de pouvoir ou d’influence pour demander de tels changements. Malgré tout, il y a eu des épisodes dans l’histoire canadienne où une partie de celles et ceux de l’intérieur, le mouvement syndical, a lancé un assaut sur cet arrangement : au milieu des années 1970, alors que le mouvement syndical a posé les termes du débat sur les retraites, jusqu’au début des années 1980, puis à compter de 2010 où le CTC et la FTQ ont pris le leadership d’une campagne pour doubler le taux de remplacement du RPC/RRQ et, dans le cas de la FTQ, augmenter le plafond de revenu couvert.

3. Un survol historique marqué par la confrontation continue entre le mouvement syndical et le secteur financier

Ce dualisme est le résultat de la confrontation continue entre le mouvement syndical et le secteur financier depuis plus d’un siècle (pour une analyse de l’histoire du système de retraite canadien, voir Lizée, 1997).

Un programme fédéral d’annuités pour inciter les canadiens à épargner en vue de la retraite

La première incursion du gouvernement fédéral est survenue en 1908, non pas pour mettre sur pied un régime public de retraite mais plutôt pour inciter les canadien-ne-s à épargner en vue de leur retraite. Le gouvernement fédéral mit sur pied un programme d’annuités en offrant des modalités particulièrement avantageuses : aucun profit sur la vente des annuités, un taux d’intérêt légèrement supérieur au taux des obligations fédérales et aucun frais d’administration. Les syndicats ont refusé d’endosser cette approche volontaire et ont continué à revendiquer la mise sur pied d’un véritable régime public de retraite. À compter de la fin des années 1920, lorsque le volume des annuités fédérales est devenu significatif, les compagnies d’assurances ont monté une campagne s’opposant à la « concurrence déloyale » du gouvernement, campagne qui a mené à un affaiblissement du programme pour aligner, dès 1936, le régime public sur les barèmes des assureurs privés pour éventuellement mener, après d’autres mesures réductrices, à la fin du programme en 1967.

Un premier régime public en 1927

Dans le contexte d’un gouvernement libéral minoritaire en 1925, deux députés ouvriers, A.A. Heaps et J.S. Woodsworth, ont fait adopter par la Chambre des Communes la mise en place d’une loi sur la pension de vieillesse réclamée depuis vingt ans par les syndicats. Mais le projet a été défait par le Sénat majoritairement conservateur. Les libéraux sont allés en élection pour faire campagne sur ce thème et ont été réélus majoritaires, ce qui a permis d’adopter en 1927 la Loi sur la Pension de sécurité de vieillesse. Il s’agissait d’un programme très modeste d’assistance (max. 240 $/an) à frais partagés fédéral-provincial pour les personnes de 70 ans et plus. Les provinces s’y joindront progressivement. En raison de l’opposition de l’Église et du gouvernement provincial, le Québec sera la dernière province à s’y joindre en 1936[8].

Un régime public en partie universel en 1952

Le mouvement syndical s’élevait contre les limites du programme de Pension de vieillesse parce qu’il n’était pas universel et aussi en raison du caractère trop modeste des prestations. Mais les industriels concédaient aussi qu’il faudrait faire plus et se sont joints aux syndicats pour réclamer une pension universelle (Murphy 1982). Le secteur financier, lui, se montrait nettement plus réservé. Dans un article publié par le Financial Post, le président de la Canadian Life Insurance Officers Association insistait pour que le Gouvernement ne s’avance pas trop :

« Il faudrait prendre un grand soin avant de déterminer le besoin et le niveau d’empiétement dans des domaines adéquatement desservis par les assureurs privés…. Si le Gouvernement devait conclure qu’il faut étendre les dispositions actuelles pour les pensions de vieillesse, il est essentiel que les assureurs privés soient en mesure de compléter les services gouvernementaux. » (Murphy 1982, 28)

Les pressions du CCF et du Congrès du travail du Canada lors des élections de 1949 aboutirent finalement à l’adoption en 1952 de la Pension de vieillesse. Le nouveau programme était un régime universel à 70 ans, avec un volet assistance entre 65 et 70 ans, mais le niveau des prestations demeurait très modeste (480 $ par année).

Les syndicats industriels négocient l’introduction de régimes à prestations déterminées

Aux États-Unis comme au Canada, les régimes publics étaient peu généreux. Il y avait bien des régimes de retraite dans le secteur public (ex. fonctionnaires fédéraux) et dans les grandes compagnies de chemin de fer, mais les grandes entreprises n’offraient à peu près rien, sauf à leurs dirigeants… Les grands syndicats internationaux passèrent donc à l’offensive pour introduire ces régimes dans les grandes firmes américaines, puis les introduire dans leurs filiales canadiennes. Par exemple, dès 1949, le Syndicat des travailleurs unis de l’automobile a négocié avec Ford sous la pression d’un mandat de grève l’introduction d’un régime de retraite capitalisé sur une base actuarielle saine, non contributif, avec une rente mensuelle de 100 $ incluant le régime public américain. Cette entente fut ensuite imposée à GM et Chrysler et le montant des prestations accru. Les syndicats sont aussi intervenus pour que la réglementation exige un provisionnement suffisant de ces régimes. Dans les 15 ans qui ont suivi, les régimes à prestations déterminées négociés par les syndicats se sont répandus, en particulier au sein des grandes entreprises syndiquées avec l’un ou l’autre des grands syndicats internationaux ou canadiens.

Le Canada innove avec l’introduction des RÉER

En 1957, le Canada a innové en mettant sur pied le Régime enregistré d’épargne-retraite (RÉER), un véhicule géré par le secteur privé bénéficiant d’une aide fiscale importante (déduction des cotisations et non-imposition des revenus de placement). Ce régime devait viser les travailleuses et les travailleurs à leur propre compte, les professionnels en particulier, qui se sentaient discriminés au plan fiscal car n’ayant pas accès à un régime complémentaire. Les États-Unis ne suivront cette innovation qu’en 1974 et le Royaume-Uni qu’en 1985.

L’émergence de la structure actuelle du système de retraite en 1965

En 1960, le Congrès du travail du Canada (CTC) met de l’avant une revendication d’ensemble pour moderniser le système de retraite. Il revendique un régime contributif, lié au salaire gagné, obligatoire, universel, plus généreux que la Pension de la Sécurité de la vieillesse, indexé automatiquement au coût de la vie et avec une contribution gouvernementale pour réduire le caractère régressif d’un régime qui ne se financerait qu’à partir de cotisations patronales et salariales. Le NPD, mis sur pied par le CCF et le CTC en 1961, avait une position assez semblable mais sans référence à quelques fonds de placement que ce soit, l’emphase étant plutôt mise sur la contribution la plus faible possible. En 1960, cette revendication n’était manifestement pas sur l’écran radar du Parti libéral du Québec de Jean Lesage, dont le programme se limitait à réclamer à l’article 24 « une allocation supplémentaire de 10 $ » à la pension de vieillesse versée entièrement par le gouvernement provincial (Parti libéral du Québec 1963, 251-252).

Cependant, contrairement à la situation du début des années 1950, le secteur privé, et en particulier les compagnies d’assurances regroupées dans la Canadian Life Insurance Officers Association, organisèrent une forte opposition à la mise sur pied du RPC/RRQ. Dans une brochure intitulée Let’s Raise a Storm ! et distribuée à un large public, le président de la Great West Life, D.E. Kilgour, affirmait sans broncher que « le Régime de pensions du Canda causerait un tort permanent à la santé économique du pays » (Murphy 1982, 34). L’industrie de l’assurance soulignait à gros trait que le RPC « réduirait significativement le volume d’épargne disponible pour l’investissement à long terme, public et privé. Les régimes privés de retraite, une des premières sources de capital pour l’investissement, doivent être protégés » (Murphy 1982, 34). Fait intéressant, seule la Chambre de Commerce s’est ralliée à l’industrie des assurances alors que les groupes syndicaux et les employeurs appuyaient la mise sur pied du Régime de pensions du Canada (RPC).

Le Québec a choisi de mettre sur pied un régime distinct, le Régime de rentes du Québec (RRQ). Le gouvernement Lesage tenait à mettre sur pied la Caisse de dépôt et placement du Québec comme bassin de capital sous contrôle québécois pour appuyer les efforts de modernisation du Québec dans la foulée de la Révolution tranquille et donner un peu plus de marge financière au gouvernement québécois confronté à l’opposition farouche des marchés financiers à certaines de ses politiques, dont la nationalisation de l’électricité. Le compromis entre Ottawa et Québec : un régime moins généreux que le fédéral le souhaitait originalement en raison de l’opposition du Québec, mais une période de transition de dix ans comme le souhaitait le fédéral, et un régime partiellement capitalisé plutôt que par répartition comme le souhaitait initialement le gouvernement fédéral. Selon Bryden, la mise en place de cette réforme en 1963-1964 « a été la seule occasion où une province a joué un rôle majeur au plan politique dans le domaine des régimes de retraite. »[9] (Bryden 1974, 203)

Le parlement fédéral a adopté la loi créant le Régime de pensions du Canada, en 1966, et, en 1967, le Supplément de revenu garanti (SRG), un programme d’assistance qu’on prévoyait temporaire, le temps que la période de transition 1966-1976 pour le RRQ prenne fin et que la pauvreté des personnes âgées se résorbe. Cinquante ans plus tard, un Québécois sur deux de plus de 65 ans reçoit encore une prestation du SRG… L’effet net de ces réformes : le taux de remplacement pour un salarié à salaire moyen a pratiquement doublé, de 20-25 % à tout près de 50 %[10]. La structure alors mise en place à l’époque est encore celle qui prévaut de nos jours.

L’une des raisons pour lesquelles le taux de remplacement du RPC/RRQ était plafonné à 25 % seulement est que l’objectif de maintien du niveau de vie à la retraite ne serait pas assuré par les régimes publics mais, dans le cas des salariés, par des régimes complémentaires adaptés aux réalités de chaque entreprise, et par les REER pour les personnes à leur propre compte. La mise en place du RPC/RRQ a donc été complétée par une réforme de la législation encadrant les régimes complémentaires de retraite afin de les rendre plus légitimes (Ontario, 1963 et Québec, 1965), mais ces législations s’avéreront insuffisantes pour assurer une protection adéquate des travailleurs.

Le « grand débat » sur les pensions, 1975-1982

En 1976, le RPC/RRQ a atteint une certaine maturité puisque c’est à cette date que des rentes correspondant à une carrière présumée entière commencent à être versées. Mais le Canada continuait à être en-dessous des pays de l’OCDE en termes de niveau des dépenses en matière de retraite ou de niveau des prestations per capita. Pire encore, alors que Supplément de revenu garanti devait être un programme temporaire en attendant la maturité du RRQ, il s’est avéré qu’un pourcentage élevé de personnes âgées avaient toujours besoin du Supplément, ce qui constituait selon un rapport produit à la demande du gouvernement du Québec « la preuve de la déficience des régimes contributifs » (Cofirentes + 1977, 53). Le diagnostic du rapport demeure d’actualité :

« On est donc en présence d’un système qui repose sur le supplément de revenu garanti et qui continuera d’y reposer si aucune modification n’est apportée à ce système. Cette situation est aggravée par l’effet dissuasif du supplément de revenu garanti sur les régimes contributifs. » (Cofirentes + 1977, 53-54)[11].

Le mouvement syndical canadien et québécois amorça donc en 1975 le « grand débat sur les retraites », afin d’améliorer la couverture des régimes publics. Les groupes de femmes et les organisations de retraités firent également entendre leur voix dans les années qui ont suivi. Toutefois, l’ampleur de la crise internationale qui commence en 1974, et surtout la récession des années 1981-1983, combinée à un vent de droite symbolisé par l’élection de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan amènera les gouvernements, qu’il s’agisse des libéraux à Ottawa ou du PQ à Québec, à prendre un virage à droite dans l’ensemble de leurs politiques économiques et sociales. Ce virage sera accentué par les gouvernements qui ont suivi, libéral à Québec et conservateur à Ottawa. L’ordre du jour tourne à droite. L’amélioration des régimes publics n’est plus sur la table. On misera désormais sur une expansion des régimes complémentaires et de l’épargne privée. Pour les rendre légitimes, les organismes de réglementation fédéral et provinciaux conviennent d’un ensemble de principes communs pour une mise à niveau des législations, ce qui serait fait au fédéral en 1985, en Ontario en 1986 et au Québec en 1989. Par ailleurs, le secteur financier revendique, et obtient, un relèvement très significatif des plafonds REER et de la dépense fiscale qui y est associée, en même temps qu’il s’était opposé à toute amélioration des régimes publics. Cette pression est une constante dans l’histoire canadienne, concluent deux auteurs en 1991 :

« Cette menace sur le processus et sur le contrôle de la formation de capital au Canada explique en bonne part l’opposition implacable de la communauté d’affaires à l’expansion du RPC/RRQ et la faillite éventuelle du mouvement de réforme. Dans le passé, l’opposition des milieux d’affaires à une réforme des retraites était concentrée dans le secteur financier, dans la mesure où les régimes publics viennent rogner leur part de marché. C’est la menace d’un contrôle public accru sur les flux de capital qui a amené l’entrée en scène du capital industriel. Le résultat a été une coalition et une solidarité de classe sans précédent parmi les capitalistes canadiens pour s’opposer à toute réforme des retraites. » (Myles et Teichroew 1991, 93-94)

2010-2014 : le débat sur l’amélioration du RPC/RRQ et la mise en place du RPAC/RVER

Ce diagnostic demeure d’actualité si on se réfère aux développements depuis 2010. En effet, la structure du système canadien et québécois n’a pas vraiment bougé depuis vingt ans, exception faite peut-être de deux développements. D’une part, la réforme du financement du RPC/RRQ à la fin des années 1990 pour augmenter le niveau de la réserve afin d’assurer la pérennité des deux régimes, assortie d’un certain nombre de coupures toutefois. D’autre part, l’impact dévastateur de la crise financière de 2008 qui, combinée à des taux d’intérêt historiquement faibles, a mené la grande majorité des régimes complémentaires de retraite dans une situation financière difficile,

Aujourd’hui encore, la majorité des résidents québécois de 65 ans et plus reçoit encore des prestations du Supplément de revenu garanti. La crise actuelle des régimes complémentaires de retraite et la couverture insuffisante des REER font craindre que les prochaines cohortes de personnes retraitées ne soient encore plus pauvres.

Voilà pourquoi le mouvement syndical canadien et québécois (avec, au Québec, une large coalition d’une centaine d’organisations syndicales, de femmes, de retraités et communautaires) revendique une amélioration du Supplément de revenu garanti et une hausse significative du plafond et du taux de remplacement du RPC/RRQ. Les discussions lors des conférences fédéral-provincial des ministres des Finances convergeaient, parmi toutes les options analysées, vers une amélioration du RPC/RRQ comme solution à la couverture insuffisante des régimes actuels. Mais, à quelques jours de la conférence fédéral-provincial, le ministre fédéral des Finances sortait de nulle part une proposition de Régime de pension agréé collectif (RPAC), une forme d’extension du modèle REER. Tous les efforts du Fédéral se sont alors tournés vers cette option et il en prit prétexte pour retarder, et éventuellement bloquer[12], les discussions fédéral-provincial sur l’amélioration du RPC. Le Québec, lui, a rapidement suivi le fédéral : le projet de loi sur les RVER, soumis par les libéraux, a été repris presque mot pour mot par le PQ alors qu’il était au pouvoir.

Ce blocage par le fédéral a amené le gouvernement de l’Ontario à annoncer la mise en place à compter de 2017 d’une expansion du RPC pour les Ontariens qui n’ont pas de régime de retraite, expansion qui a été l’un des thèmes des élections provinciales qui ont porté au pouvoir un gouvernement libéral majoritaire sur cette plate-forme. Le Québec, lui, ne bouge toujours pas…

Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement québécois débat à l’Assemblée nationale le projet de loi 3 sur les régimes du secteur municipal. Sans entrer ici dans les détails, ce projet de loi constitue une dérive autoritaire dangereuse et une négation des droits fondamentaux de respect des contrats, de propriété et du droit d’association qui va miner toute confiance des travailleuses et travailleurs à qui on demande de renoncer à une partie de leur salaire en vue de la retraite. Un projet de loi semblable serait en préparation pour les universités. Et on sait que le gouvernement songe à déposer en 2015 un projet de loi élargissant les régimes à prestations cibles à l’ensemble du secteur privé et municipal (ils ne s’appliquent que dans quelques papetières qui ont été sous la protection des tribunaux), un type de régime qui transfère l’ensemble des risques aux participant-e-s et aux retraité-e-s. En effet, dans ces régimes, un déficit actuariel se traduit par une baisse correspondante des droits acquis et des rentes versées aux retraité-e-s, nous introduisant de plain-pied dans un nouveau monde d’insécurité permanente du revenu à la retraite.

Conclusion

Le Canada et le Québec ont un système de retraite dualiste où les régimes publics n’assurent qu’un revenu minimum à la retraite et où les régimes complémentaires et les REER, lesquels profitent surtout aux personnes à revenu élevé qui ont les moyens d’épargner, assurent l’objectif de maintenir le niveau de vie à la retraite pour les personnes qui ont accès à ces régimes. Ce système est le résultat des pressions contradictoires de nombreuses forces sociales mais a pour résultat politique une érosion de l’appui à la protection et à l’amélioration des régimes publics. D’une part, on retrouve les syndicats et les groupes de femmes qui ont lutté depuis plus de 100 ans pour la mise sur pied de régimes publics, puis pour leur amélioration de même que pour la mise sur pied de régimes complémentaires négociés en entreprise. D’autre part, il y a le secteur financier canadien, un secteur hautement concentré, qui n’a cessé de faire pression pour empêcher ou limiter toute incursion de l’État dans ce qu’il considère une chasse gardée hautement rentable, l’épargne-retraite, nonobstant l’inefficience et le coût de cette approche et le fait qu’elle fait supporter l’ensemble du risque par les cotisantes et les cotisants et les personnes retraitées, pourtant les moins en mesure de supporter un tel risque.

Entre la reconnaissance de droits et la suprématie du marché, le Canada a fini par pencher davantage vers ce dernier.


[1] Publié d’abord dans la revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014. Nous remercions la revue pour l’autorisation à republier ce texte. La publication est disponible ici : https://liguedesdroits.ca/le-systeme-de-retraite-canadien-et-quebecois-un-systeme-dualiste-fruit-de-la-confrontation-depuis-100-ans-entre-le-mouvement-syndical-et-le-secteur-financier-canadien/

[2] Esping-Andersen, Gøsta (1999), Les trois mondes de l’État-providence. Essai sur le capitalisme moderne. Traduit par François-Xavier Merrien. Paris : Presses Universitaires de France.

[3] Régie des rentes du Québec (2013), Analyse actuarielle du RRQ au 31 décembre 2012, Régie des rentes du Québec, p.61.

[4] Bartlett, Randall, Helen Lao, Chris Matier, and Stephen Tapp (2012), Perspectives économiques et financières selon le DPB, Ottawa: Bureau du directeur parlementaire du budget, p.27

[5] Régie des rentes du Québec, op.cit., p.43

[6] Esping-Andersen, op.cit., p.40

[7] Myles, John et Les Teichroew (1991), « The politics of Dualism : Pension Policy in Canada. », dans : States, Labor Markets and the Future of Old Age Policy, dirigé par J. Myles et J. Quadagno, Philadelphie : Temple University Press, p. 91-92.

[8] Voir l’article très éclairant de Aline Charles (Charles 2013) faisant état d’une campagne de lettres écrites au Premier ministre du Québec par des femmes âgées pauvres réclamant la mise en place de cette pension de vieillesse.

[9] On pourrait toutefois mentionner que la décision du gouvernement québécois en 1996 d’augmenter le taux de cotisation au RRQ pour en assurer la pérennité et ainsi forcer la main du Fédéral et des autres provinces qui envisageaient plutôt des réductions de prestations, serait une autre occasion où l’influence du Québec a été déterminante.

[10] Ce taux est redescendu aujourd’hui à 40 % car le PSV/SRG a augmenté moins vite que le salaire moyen.

[11] La situation demeure la même aujourd’hui avec des taux marginaux de récupération fiscale entre 70 et 84 % tant que le revenu total à la retraite n’a pas dépassé 23 346 $ pour une personne seule ou 35 317 $ dans le cas d’un couple de plus de 65 ans : une vraie « trappe fiscale » pour les personnes âgées à revenu modeste qui constitue un dissuasif puissant à toute épargne-retraite (régime complémentaire, REER-RVER-FERR) tant qu’on n’a pas dépassé ce seuil.

[12] Ce blocage unilatéral est étonnant compte tenu que, en vertu de l’entente de 1964, le Régime des pensions du Canada n’est pas un régime strictement fédéral, mais un régime dont la gouvernance est conjointe fédéral-provinces : en effet, tout amendement au RPC requiert le vote de 2/3 des provinces représentant les 2/3 de la population canadienne.