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La faillite du Groupe Capitales Médias et ses retraités : des événements aux solutions

Riel Michaud-Beaudry, Observatoire de la retraite

Bien que les fermetures de régimes à prestations déterminées (PD) dans le secteur privé se succèdent au Québec et au Canada, aucune réelle protection n’est encore offerte à leurs bénéficiaires. Au cours des dernières années, en effet, des entreprises administrant un régime PD ont fait faillite et ont laissé les travailleurs et les retraités avec des rentes moins élevées que ce qui leur avait été promis. Après les exemples médiatisés de Sears Canada et Papiers White Birch, le tout dernier en date a été le Groupe Capitales Média (GCM). Selon les régimes, les retraités de GCM ont perdu plus ou moins 26 % de leurs rentes en 2019 au moment de la faillite de l’entreprise alors que les régimes de retraite des quotidiens régionaux accusaient un déficit de solvabilité total de 65 millions de dollars. Une situation difficile à justifier compte tenu des disparités entre les acteurs impliqués, mais aussi des précédents qui s’accumulent.

Cette chronique présente sommairement la situation des retraités de GCM, en mettant plus spécifiquement en lumière les effets indirects de la loi 29, adoptée en 2015. Malgré ses objectifs initiaux, cette loi a entraîné d’importantes conséquences sur la réduction de rentes des entreprises administrant un régime PD et déclarant faillite. Ce cas illustre à quel point les retraités et les travailleurs cotisants à des régimes de retraite sont encore laissés sans couverture et sans véritable option leur permettant de recouvrer les sommes perdues en cas de faillite de leur employeur.

De Gesca à CN2i

Rappelons d’abord quelques faits. En 2015, l’entreprise Gesca, un groupe d’édition de la presse écrite et une filiale de Power Corporation du Canada, a vendu les sept journaux sous sa gestion. Alors que le quotidien montréalais La Presse est devenu un organisme à but non lucratif et que les régimes de retraite de ce journal ont été transférés à Power Corporation, les six autres quotidiens régionaux sont passés sous la propriété de GCM, dirigé par Martin Cauchon, un proche de la famille Desmarais. Si cette transaction s’est faite avec beaucoup d’opacité, une chose est certaine : GCM a hérité du déficit de solvabilité des régimes de retraite des employés et retraités du groupe sans avoir les capacités financières pour le résorber[1]. Après quatre ans d’opération ainsi que du soutien financier de la part du gouvernement, GCM a déclaré faillite en août 2019, demandant un soutien additionnel de cinq millions de dollars afin de poursuivre les activités le temps qu’un acheteur se propose de reprendre les six journaux régionaux (voir tableau 1). Avec cette faillite, un repreneur n’aura donc pas la responsabilité légale de combler le déficit du régime de retraite, entraînant ainsi la réduction des rentes.

Tableau 1. GCM et ses retraités en quelques dates

18 mars 2015[2]Vente de Gesca à Martin Cauchon. Le déficit des caisses de retraite est de 52 millions de dollars[3]
26 novembre 2015Adoption de la loi 29
Décembre 2017Aide financière de dix millions de dollars à GCM provenant du gouvernement du Québec
Août 2019Déficit des caisses de retraite de 65 millions. GCM se place sous la protection de ses créanciers. Financement intérimaire de cinq millions de dollars par Investissement Québec
18 septembre 2019[4]Motion rejetée pour une enquête de Retraite Québec sur les déboires du régime de retraite des employés de GCM
11 décembre 2019Manifestation des retraités de GCM devant le siège social de Power Corporation du Canada
23 décembre 2019[5]Approbation de la restructuration de GCM en coopérative de travailleurs. L’opération consacre la perte de 30 % des rentes des retraités.
11 février 2020[6]Québec refuse définitivement de créer un régime d’assurance pour les fonds de pension privés.

Durant la période des fêtes de 2019, le juge Daniel Dumais, de la Cour supérieure du Québec, a décidé d’approuver le plan de relance des six médias régionaux sous la forme d’une coopérative de travailleurs, CN2i. Ce plan de relance était conditionnel à ce que le juge Dumais invalide des poursuites que pourraient intenter les retraités envers le comité de retraite et leur syndicat[7]. Interpellée par les retraités, Power Corporation du Canada a refusé d’assumer la responsabilité du déficit de solvabilité des régimes de GCM. Quant au gouvernement du Québec, il a refusé de mettre sur pied un programme d’assurance pour les régimes PD[8]. C’est donc toute une série de revers qu’ont essuyé les retraités de GCM dans leurs tentatives de recouvrer les sommes manquantes et d’améliorer la sécurité des rentes des travailleurs et des retraités d’autres employeurs administrant un régime PD.

La loi 29 et ses répercussions sur les régimes de retraite

La Loi modifiant la Loi sur les régimes complémentaires de retraite principalement quant au financement des régimes de retraite à prestations déterminées, la loi 29, est au cœur des difficultés que vivent les retraités de GCM. Adoptée en 2015 suite à un consensus entre syndicats et employeurs au sein du Comité consultatif sur le travail et la main-d’œuvre (CCTM), cette loi est venue modifier les règles de financement des régimes PD. Sommairement, elle a abandonné la solvabilité comme règle de financement pour y préférer celle de la capitalisation, qui était l’une des recommandations du rapport d’Amours. Des détails sur les règles de financement sont fournis dans le tableau 2 ci-bas.

Tableau 2. Les règles de financement des régimes PD

Règles de la capitalisation Les règles servent à déterminer la cotisation nécessaire pour financer les prestations. Cette méthode sert également à estimer la valeur des engagements à long terme du régime. Ces règles supposent que le régime continuera d’exister indéfiniment.
Règles de la solvabilité Les règles visent à garantir la sécurité des prestations. L’évaluation de solvabilité permet d’estimer la valeur au marché du régime de retraite, c’est-à-dire sa valeur de liquidation. Il s’agit de mesurer la capacité du régime de faire face à ses engagements à une date d’évaluation. On véhicule fréquemment l’idée que c’est une évaluation de la juste valeur des prestations dues par le régime, puisque les prestations sont évaluées en simulant une terminaison du régime; des sommes additionnelles doivent être versées s’il y a un manque d’actifs.

Source : Comité d’experts sur l’avenir du système de retraite québécois. (2013). Innover pour pérenniser le système de retraite : un contrat social pour renforcer la sécurité financière de tous les travailleurs. Repéré à : https://www.rrq.gouv.qc.ca/SiteCollectionDocuments/www.rrq.gouv.qc/Francais/publications/rapport_comite/Rapport.pdf

L’objectif de cette loi était d’inciter les employeurs à maintenir leurs régimes PD. En effet, la baisse du nombre de régimes PD dans le secteur privé (graphique 1) était en partie attribuée à la règle de financement par solvabilité. Avant la loi, afin de respecter les règles, les cotisations des employeurs variaient beaucoup en fonction des taux obligataires, menant à la faillite d’entreprises et à la perte de droits pour les employés[9]. Il s’agissait de trouver un arrangement technique qui, sans toucher à la pérennité du régime proprement dit, permettrait de maintenir sa viabilité financière pour les entreprises. C’est en fonction de ce principe, basé sur un compromis institutionnel, que cette mesure a été adoptée par consensus au sein du CCTM.

[10]

Source : Retraite Québec. Statistiques 2001 à 2015 sur les régimes complémentaires de retraite. Repéré à : https://www.rrq.gouv.qc.ca/fr/services/publications/statistiques/rcr/Pages/statistiques.aspx

Cependant, cette modification comportait un angle mort selon l’avis de plusieurs intervenants lors de l’étude du projet de loi : elle entraînait des risques supplémentaires pour les participants de régimes PD dont l’employeur était en faillite ou en restructuration financière. En effet, dans ce cas, un bilan de solvabilité médiocre n’aurait plus à être amélioré automatiquement[11]. Avec l’adoption de cette loi, il n’existait plus de taux de solvabilité minimal devant être comblé par l’employeur. En améliorant la stabilité des cotisations mais en réduisant la sécurité pour les rentiers en cas de faillite, employeurs et syndicats croyaient améliorer l’attraction des régimes PD pour les employeurs. Dernièrement, cette loi venait aussi normaliser un état de fait : de nombreux régimes bénéficiaient de mesures d’allègement ou d’exemptions depuis la crise financière de 2008 dans le but de ne pas trop augmenter les cotisations des employeurs.

Il s’agit d’un changement important qui a eu un impact sur les retraités de GCM. Leurs régimes de retraite étaient pleinement capitalisés en date du 31 décembre 2018, mais en déficit de solvabilité. Ainsi, bien que GCM aurait été en mesure de payer l’entièreté des rentes si la caisse de retraite avait pu poursuivre ses activités, les rentes ont dû être amputées puisque l’entreprise a fait faillite. Lorsqu’une entreprise détenant un régime PD insolvable fait faillite, les avoirs sont investis de la façon la plus conservatrice possible, soit à une valeur d’environ les obligations du gouvernement fédéral[12], d’où l’écart entre la situation de pleine capitalisation et d’insolvabilité du régime de GCM. En effet, si l’entreprise avait poursuivi ses activités, une politique de placement plus équilibrée aurait été privilégiée, garantissant de meilleurs rendements et le versement intégral des rentes. C’est le cas de Power Corporation du Canada, qui continue d’administrer les régimes de retraite du journal La Presse. Les régimes de GCM étant solvables approximativement à 74 %, les rentes ont été amputées de plus ou moins 26 %, selon les régimes.

Face à cela, les retraités de GCM ont entrepris des actions afin d’améliorer leur sort. Au cours d’un débat à l’Assemblée nationale, un groupe de députés de l’opposition a voulu déposer une motion demandant à Retraite Québec de faire enquête sur les causes du déficit actuariel de 65 millions de dollars des caisses de retraite de GCM[13]. Rejetée, cette motion aurait au moins permis aux retraités de GCM de mieux comprendre ce qu’il s’était passé avec les fonds de leurs régimes de retraite. Dans d’autres juridictions, des enquêtes ont été déclenchées et ont mené à des résultats. Par exemple, dans le cas de Sears, des poursuites sont prévues contre l’ancien PDG puisque ce dernier aurait préféré verser des dividendes aux actionnaires plutôt que de renflouer la caisse de retraite[14]. De plus, les retraités de GCM ont travaillé de concert avec d’autres groupes, comme la Fédération canadienne des retraités, afin qu’un programme d’assurance des régimes voit le jour pour ne pas que cette situation ne se reproduise. Dernièrement, une pétition appuyée par Québec Solidaire, le Parti Québécois et le Parti Libéral demandant notamment de réviser la législation sur l’administration des régimes de retraite a été mise en ligne[15].

Conclusion

Techniquement, les régimes de retraite de GCM ne sont pas terminés puisque des recours juridiques sont en cours. Un espoir subsiste pour ne pas diminuer les rentes à la hauteur de 26 %, soit que la coopérative CN2i reprenne le régime et l’administre, tout comme Power Corporation l’a fait pour le régime de retraite des employés de La Presse. Les retraités de GCM seraient ainsi ouverts à une réduction des rentes s’ils trouvaient un repreneur de leur régime.

Si cette démarche ne fonctionne pas, une conclusion possible de la saga des retraités de GCM réside dans une mesure reconduite par la loi 29. Pour un groupe de retraités dont le régime de retraite est insolvable et dont l’employeur est en situation de faillite, il y a possibilité de reprise des actifs et de leur administration par Retraite Québec. Un des objectifs de cette mesure est d’en arriver à bonifier les rentes des retraités dans les années suivant la terminaison d’un régime. En effet, Retraite Québec peut administrer les fonds pour une période maximale de dix ans afin que les retraités puissent attendre avant d’acquérir une rente viagère auprès d’un assureur privé, ce qui laisse plus de chances aux taux d’intérêts de remonter et à une rente viagère d’être plus généreuse[16].

Sur le plan des politiques publiques, la question que posent les retraités de GCM est capitale : comment faire en sorte que les fonds des caisses de retraite dont l’entreprise est en faillite continuent de fructifier, permettant de verser l’intégralité des rentes si le régime est capitalisé à 100 % ? Actuellement, au Québec, aucun acteur ne répond à ce besoin des retraités et des travailleurs. Si un fonds d’assurance est une initiative rejetée par le gouvernement, une réponse à cette question est plus pressante que jamais.


[1] N.d. (15 novembre 2019). Les retraités du Soleil et du Nouvelliste « abandonnés » par le gouvernement Legault. La Presse canadienne. Repéré à : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1392264/gcm-faillite-caisse-retraite-soleil-nouvelliste-gouvernement-legault-deficit

[2] N.d. (18 mars 2015). Tous les journaux de Gesca vendus, sauf La Presse. La Presse. Repéré à : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/711838/capitales-medias-cauchon

[3] N.d. (15 novembre 2019). « Les retraités du Soleil et du Nouvelliste « abandonnés » par le gouvernement Legault ». La Presse canadienne. Repéré à : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1392264/gcm-faillite-caisse-retraite-soleil-nouvelliste-gouvernement-legault-deficit

[4] Gaudreault, M. (18 septembre 2019). Journal des débats de l’Assemblée. p. 3989. Repéré à : http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/assemblee-nationale/42-1/journal-debats/20190918/251859.html

[5] N.d. (25 décembre 2019). « Groupe Capitales Médias : appel; à un front commun des retraités contre Power Corporation ». TVA Nouvelles. Repéré à : https://www.journaldequebec.com/2019/12/25/groupe-capitales-medias-appel-a-un-front-commun-des-retraites-contre-power-corporation

[6] Pilon-Larose, H. (11 février 2020). « Québec refuse de créer un régime d’assurance pour les fonds de pension privés ». La Presse. Repéré à : https://www.lapresse.ca/actualites/politique/202002/11/01-5260496-quebec-refuse-de-creer-un-regime-dassurance-pour-les-fonds-de-pension-prives.php

[7] Plante, C. (16 janvier 2020). « Les retraités des quotidiens de GCM accusés de fragiliser le plan de relance ». Le Soleil. Repéré à : https://www.lesoleil.com/actualite/justice-et-faits-divers/les-retraites-des-quotidiens-de-gcm-accuses-de-fragiliser-le-plan-de-relance-7d3f93757d74673f27c8fe100408a4ca

[8] Larocque, S. (6 novembre 2019). « Power Corp. et Girard dissent non aux retraités de GCM ». Le Journal de Montréal. Repéré à : https://www.journaldemontreal.com/2019/11/06/power-corp-et-girard-disent-non-aux-retraites-de-gcm

[9] Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec. (2015). Mémoire de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec sur le projet de loi 57. Repéré à : https://ftq.qc.ca/wp-content/uploads/2015/10/M%C3%A9moire-FTQ-Projet-de-loi-57-r%C3%A9gimes-de-retraite-PD-28-octobre-2015.pdf

[10] . Ces régimes comprennent les régimes à prestations déterminées, les régimes à cotisation et à prestations déterminées, les régimes mixtes et autres

[11] Institut canadien des actuaires. (2015). Lettre déposée dans le cadre des consultations du projet de loi 57. Repéré à : http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/CET/mandats/Mandat-33421/memoires-deposes.html

[12] Vailles, F. (23 septembre 2019). Groupe Capitales Média : Retraite Québec pourrait minimiser les pertes. La Presse. Repéré à : https://www.lapresse.ca/affaires/201909/22/01-5242369-groupe-capitales-medias-retraite-quebec-pourrait-minimiser-les-pertes.php

[13] Gaudreault, M. (18 septembre 2019). Journal des débats de l’Assemblée. p. 3989. Repéré à : http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/assemblee-nationale/42-1/journal-debats/20190918/251859.html

[14] Harris, S. (8 novembre 2018). $509M paid to Sears Canada shareholders could be subject to court case. CBC News. Repéré à : https://www.cbc.ca/news/business/sears-canada-eddie-lampert-dividends-shareholders-1.4896425

[15] Pour avoir accès aux détails et signer la pétition, rendez-vous à : https://www.assnat.qc.ca/fr/exprimez-votre-opinion/petition/Petition-8263/index.html

[16] https://www.lapresse.ca/affaires/201909/22/01-5242369-groupe-capitales-medias-retraite-quebec-pourrait-minimiser-les-pertes.php