La retraite au Québec vue d’en bas
Vivian Labrie, Chercheure autonome, Membre de l’équipe de recherche ÉRASME
L’expertise critique sur le pacte social et fiscal autour de la retraite s’est concentrée ces dernières années sur la situation des travailleurs et travailleuses syndiqués de la classe moyenne. On s’est beaucoup intéressé, avec raison, à l’évolution des régimes de retraite et aux pressions faites aux parties en cause quant au financement de ces régimes, de même qu’aux appétits de plus en plus insistants du marché des produits financiers à cet égard. Les projecteurs sont de ce fait moins braqués sur l’évolution des conditions de vie à la retraite dans l’univers des conditions minimales. Qu’en est-il du passage vers ce temps de vie dans la partie de l’échelle sociale où il n’y pas de régime de retraite ou d’épargne?
Je vais tenter d’esquisser ici quelques grandes lignes de cet univers distinct. J’aimerais notamment faire valoir l’intérêt de porter une attention plus grande à l’enjeu suivant : la pression particulière qui est en train de se construire sur les personnes à faible revenu et sans régime collectif pour travailler le plus tard possible, en fait jusqu’à 70 ans, pour s’assurer de disposer des dollars vitaux nécessaires aux trente dernières années de leur vie.
À cet égard, je propose un critère : les personnes pour qui le supplément de revenu garanti est un ingrédient de leur réflexion sur leur sécurité future. Celui-ci s’éteint en 2015 à partir de 17 063 $ de revenus autres que la pension de vieillesse. Dans un contexte où la pensée capitaliste dominante se fait de plus en plus intrusive et où l’accès aux dollars vitaux lui sert d’argument pour le maintien en emploi, ces personnes doivent se demander comment survivre et de là, comment maximiser leur revenus combinés : pension de vieillesse + supplément de revenu garanti + rente de la Régie des rentes du Québec.
1. La couverture des besoins de base, la sortie de la pauvreté et les protections de base à la retraite
Il faut d’abord situer ce qu’il en coûte pour couvrir ses besoins de base au Québec. Nous disposons à cet égard d’un indicateur : la Mesure du panier de consommation (MPC). Dans le sillage de l’adoption de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (2002), et à la suite des travaux du Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CEPE), cette mesure a été reconnue par le gouvernement du Québec comme indicateur pour suivre les situations de pauvreté du point de vue de la couverture des besoins de base. Comme elle détermine un revenu disponible à la consommation qui ne comprend pas certaines dépenses nécessaires non incluses dans le panier de référence, il faut lui ajouter en moyenne 7 % pour estimer le revenu disponible après impôts.
Selon l’état de situation 2013 publié par le CEPE, pour une personne seule vivant à Montréal, le seuil MPC était cette année-là de 17 246 $, et supposait un revenu disponible après impôt de 18 454 $. Même si elle couvrait alors ses besoins de base selon la MPC, cette personne n’était pas pour autant sortie de la pauvreté. Il n’existe pas en ce moment de mesure fiable de sortie de la pauvreté au Québec. À défaut, prenons la Mesure de faible revenu après impôt dite MFR-60, soit 60% du revenu médian, qui est utilisée comme repère en France et dans la communauté européenne. Au Québec, en 2013, la MFR-60 après impôt correspondait à un revenu disponible de 22 199 $ pour une personne seule. On comprendra qu’il s’agit ici de dollars vitaux, d’une grande utilité dans le revenu.
On pourra se dire que sous la MPC, une personne se trouve en déficit de couverture de ses besoins de base. Et qu’elle n’est pas sortie de la pauvreté avant d’atteindre au moins la MFR-60.
Examinons maintenant le revenu disponible d’une personne disposant uniquement de la protection sociale de base après 65 ans au Québec en 2015. Il sera composé de la pension de vieillesse, du supplément de revenu garanti maximal, du crédit pour la TPS et du crédit pour la solidarité. La protection sociale qui lui est assurée est dans les eaux de la MPC 2013, plutôt juste en bas. Compte tenu de l’augmentation du coût de la vie, l’écart devrait être encore plus important avec le seuil 2015 de la MPC quand ces données seront connues.
Protection sociale de base pour une personne seule de 65 ans en 2015 au Québec | |
Source de revenu | Montant annuel |
Pension de vieillesse | 6764,88 |
SRG maximal | 9172,80 |
Crédit TPS | 409,00 |
Crédit pour la solidarité | 939,96 |
Total | 17286,64 |
Quant à l’aide sociale de base, qui prévaut jusqu’à 65 ans, elle est bien en deçà de ces montants. En 2015, on allouait une prestation maximale de 7392 $ à une personne jugée sans contraintes à l’emploi, 8964 $ à une personne à qui on reconnaissait des contraintes temporaires à l’emploi, et 11 244 $ à une personne jugée non en mesure d’occuper un emploi.
On voit apparaître ici des ordres de préoccupations différents selon la position qu’on occupe dans l’échelle sociale.
2. Une société à double vitesse, voire à plusieurs vitesses et ses manifestations
Une partie du débat va se situer sur une scène du maintien du niveau de vie dans un contexte de pression à la modification des conditions de financement des régimes de retraite. Dans les arguments des choix liés à l’emploi et au passage à la retraite, il sera question d’avantages comparatifs, de pourcentage du revenu antérieur, de placements, de FERR, FRV, CELI, RÉER, de qualité de vie, éventuellement de legs. Des conseillers financiers parleront de cibles de revenu en termes de n fois un seuil de faible revenu.
Une autre partie du débat va se situer sur une scène de la survie. Dans les arguments des choix liés à l’emploi et au passage à la retraite, il sera cette fois question d’aide sociale, de Régie des rentes, de pension de vieillesse, de supplément de revenu garanti, de capacité ou pas à continuer de travailler. Cette fois, il n’y aura pas de conseillers financiers et l’enjeu sera d’atteindre au moins un seuil de faible revenu pour la suite de sa vie.
Voici un exemple d’une telle situation : une personne qui a travaillé toute sa vie aux salaires du communautaire sans fonds de retraite. Elle n’a pas été en mesure d’accumuler des RÉER ou des CELI. Elle n’aura accès pour ses vieux jours qu’à la rente de la Régie des rentes du Québec, à la pension de vieillesse et au supplément de revenu garanti du fédéral, lequel diminuera en fonction du montant de la prestation de la Régie des rentes. Si elle consulte l’outil Simul-Retraite de la Régie des rentes du Québec pour estimer sa rente selon l’âge où elle la prendra, et qu’elle consulte ensuite les tables du fédéral pour le supplément de revenu garanti, elle pourra constater que pour s’assurer un revenu juste au-dessus de la MFR-60 pour ses vieux jours, il lui faudra probablement attendre 70 ans pour prendre sa pension de vieillesse du Canada et prendre sa rente de la Régie des rentes entre 65 et 69 ans, préférablement à 69 ans. On parle ici de dollars vitaux, de dollars qui ont beaucoup de valeur pour la suite de la vie. Cette personne ne pourra pas se retirer du marché du travail avant 65 ans, l’aide sociale ne lui étant d’aucun soutien dans ce contexte, et la pension de vieillesse du Canada lui étant inaccessible. Par ailleurs attendre le plus tard possible comparativement à retirer les fonds à 65 ans pourra faire une différence de 4 000$ de revenu annuel pour le restant de ses jours. Entre à peine la couverture de ses besoins de base et une approximation de sortie de la pauvreté. Ce n’est pas beaucoup, mais ce sera énorme ensuite comme différence de capacité. Et sur une très longue période.
Quant aux plus pauvres, qui passeront de l’aide sociale au supplément de revenu garanti maximal, cette transition vers une meilleure couverture de leurs besoins de base ne les affranchira pas de la perte d’espérance de vie et d’espérance de vie en santé subie pendant toutes ces années à des lieues de pouvoir couvrir leurs besoins de base.
3. Un enjeu de la solidarité collective
Il est important de développer une expertise et une vigilance sur les conditions de vie et d’emploi entre 55 et 70 ans en fonction de leur impact sur la couverture des besoins essentiels et la sortie de la pauvreté après la prise de la retraite. Ceci, tout en maintenant les travaux et les mobilisations en cours pour éviter que l’évolution des régimes de retraite existants fasse le jeu de la concentration de la richesse et de la privatisation des outils financiers collectifs. Tout indique qu’il se construit présentement une pression indue, au bas de l’échelle sociale, sur les travailleurs et travailleuses les plus précaires et les plus hypothéqués par la vie et les règles du système économique.
On pourrait être tenté∙e par le chacun pour soi dans le désir de sécuriser cette période de vie souvent associée à toutes sortes d’inquiétudes. Mais alors au prix de quoi et au prix de qui ? La question se pose dans une société dont une partie seulement a pu accumuler des patrimoines à même les transformations du pacte social et fiscal des cinquante dernières années. Alors que la vieillesse est devenue un âge mis à part, les moyens financiers se combinent au facteur humain dans l’attention mise à la qualité de vie des personnes à mesure qu’elles perdent de l’autonomie.
La question de notre rapport à l’argent aussi se pose : est-ce le seul garant de notre sécurité collective ? Que dires des solidarités à faire valoir ? Comment travailler pour soi en travaillant pour toutes et tous ? Comment garder la barre haute, voire plus haute, dans ce qu’on se garantit collectivement comme sécurité du revenu ?
Il y a matière ici à plus amples recherches. Minimalement, on devrait prioriser la réalisation effective du droit à une qualité de vie de base pour toutes et tous, à la retraite comme dans l’ensemble du parcours de vie. Ce qui suppose de mieux éclairer ce champ qui passe pour le moment sous les radars des univers du conseil financier.